La consécration jurisprudentielle d’un principe majoritaire d’ordre public en droit des sociétés
Publié le 25/06/2025
Pierre Lequet
Maître de conférences à l’université polytechnique Hauts-de-France, membre du Laboratoire de recherche Sociétés & Humanités (LARSH)
La Cour de cassation, réunie dans sa formation la plus solennelle, a récemment consacré un principe d’ordre public d’adoption des décisions collectives d’associés au minimum à une majorité relative des voix exprimées. Si cette solution ainsi que ses sanctions doivent être saluées pour leur pragmatisme, deux points méritent néanmoins d’être discutés. D’un point de vue théorique le fondement avancé par la Cour, à savoir le droit de tout associé de participer aux décisions collectives, n’apparaît pas des plus pertinents. D’un point de vue pratique, la jurisprudence laisse une question en suspens : quelle majorité appliquer aux décisions collectives d’associés dans le silence conjoint des statuts et de la loi ?
La société par actions simplifiée se caractérise par la souplesse de son régime et la place centrale donnée à la liberté contractuelle dans la rédaction des statuts. Néanmoins, une part substantielle du contentieux qu’elle suscite met en évidence les écueils d’un régime ayant trop refoulé la place de la loi – impérative ou même supplétive – dans l’organisation des relations d’associés. Les règles prétoriennes venant compléter les carences législatives et statutaires apparaissent ainsi plus que jamais nécessaires.
Ce constat trouve une illustration supplémentaire à propos des clauses stipulant qu’une décision collective d’associés puisse être adoptée à une minorité de voix. La question de leur validité est débattue depuis l’élaboration de la loi portant création de la société par actions simplifiée1.
Mais ce n’est que récemment que la Cour de cassation a consacré, par deux arrêts rendus en 20222 et 20243, un principe d’ordre public d’adoption des décisions collectives d’associés au minimum à une majorité relative des voix exprimées. La solution fait écho au concept même de démocratie.
La Société (État) et la société (forme juridique de l’entreprise) sont souvent comparées. Les deux constituent un groupement personnifié doté d’un intérêt propre s’ajoutant aux intérêts individuels qui le composent. L’Assemblée législative évoque l’assemblée d’associés. Le gouvernement n’est pas sans rappeler les organes de direction. La constitution – contrat social – supporte la comparaison avec les statuts de la société. Les deux institutions pourraient d’ailleurs revendiquer la paternité du principe majoritaire4. Ce principe, également appelé loi de la majorité, consiste à déterminer l’adoption ou le rejet d’une résolution par une règle simple : la majorité l’emporte sur la minorité.
Dans les sociétés démocratiques, le principe majoritaire apparaît comme une évidence, un principe intrinsèquement lié à l’État de droit5. Ce principe est tellement ancré dans notre inconscient collectif que la prohibition des clauses, permettant l’adoption de décisions collectives d’associés à une minorité de voix, apparaît comme relevant du « bon sens6 ». Mais ce principe relève-t-il réellement de l’essence du droit des sociétés ?
La réponse à cette question semble avoir profondément évolué depuis le début du XIXe siècle. En effet, l’adoption du Code civil est le fruit de l’individualisme triomphant : la personne maîtresse de ses biens peut jouir et disposer de sa propriété selon sa volonté. Comment alors articuler l’individualisme avec les situations dans lesquelles la personne doit composer avec autrui dans le cadre d’un groupement7 ? Historiquement, c’est la règle de l’unanimité qui a prévalu. Mais, progressivement, c’est la loi de la majorité qui s’est imposée8. En effet, l’unanimité risque d’engendrer l’inaction provoquée par l’attribution d’un droit de véto à chaque membre du groupe. À l’inverse, la loi de la majorité constitue un « procédé qui tend à favoriser l’action » et corrobore le mouvement de rationalisation du droit prophétisé par Weber9.
Avec la création en 1994 de la société par actions simplifiée, se pourrait-il que la recherche d’efficacité ait franchi une nouvelle étape avec l’admission de décisions collectives à la minorité ? Pour le dire autrement : la règle majoritaire relève-t-elle du droit naturel, d’un horizon indépassable du progrès juridique ou bien d’une pure technique juridique qui pourrait donc être supplantée par une loi nouvelle : la loi de la minorité ?
C’est la très belle question à laquelle la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a répondu le 15 novembre 202410.
En l’espèce, une société à responsabilité limitée a connu une profonde réforme statutaire en mai 2013. Après sa transformation en société par actions simplifiée (SAS), l’article relatif à la définition de la majorité requise pour adopter les décisions collectives a été modifié. La nouvelle rédaction stipule : « Les décisions collectives des associés sont adoptées à la majorité du tiers des droits de vote des associés, présents ou représentés, habilités à prendre part au vote considéré ». Le 22 octobre 2015, l’assemblée générale extraordinaire des associés a adopté une résolution portant réalisation d’une augmentation de capital par 46 % de votes favorables et 54 % de votes défavorables. Le 24 novembre 2015, des associés ont assigné notamment la société en annulation de cette résolution ainsi que de la clause litigieuse.
En première instance, le tribunal de commerce de Paris déclare irrecevable la demande d’annulation de l’article 17 des statuts et rejette la demande d’annulation de la délibération de l’assemblée générale extraordinaire. En seconde instance, la cour d’appel de Paris confirme le jugement. Cet arrêt a été cassé et annulé par la chambre commerciale de la Cour de cassation en 202211. Il est affirmé, sur les fondements du droit spécial applicable à la SAS, (C. com., art. L. 227-9, al. 2) au point 14 « la nécessité d’instituer une règle d’adoption des résolutions soumises à l’examen collectif des associés qui permette de départager ses partisans et ses adversaires ». Il en est déduit au point 15 que « les résolutions d’une SAS ne peuvent être adoptées par un nombre de voix inférieur à la majorité simple des votes exprimés ».
Mais, résistant à la doctrine de la Cour régulatrice, la cour d’appel de renvoi décide en 2023 que, dans le silence de la loi, la liberté statutaire, prévue à l’article L. 227-9, alinéas 1 et 2, autorise la stipulation de clauses de décision minoritaires12.
Un nouveau pourvoi a été formé reprochant principalement à l’arrêt d’appel d’avoir considéré que la décision litigieuse avait pu être valablement adoptée à un nombre de voix inférieur à la majorité simple des votes exprimés. Saisie pour la seconde fois, la Cour de cassation devait cette fois statuer en assemblée plénière13.
La question ainsi posée a donc reçu une réponse des plus solennelles. La Cour régulatrice, confirmant sa doctrine, a cassé et annulé la décision de la cour d’appel de Paris. Elle en modifie toutefois sa formulation14.
Tout d’abord, elle affirme, au visa de l’article 1844, alinéa 1er, du Code civil, qu’une « décision collective d’associés ne peut être tenue pour adoptée que si elle rassemble en sa faveur le plus grand nombre de voix15 ». Cette règle, tirée d’une interprétation constructive du droit des associés de participer aux décisions collectives, vaut malgré la liberté octroyée par la loi de déterminer statutairement les conditions dans lesquelles les décisions collectives sont adoptées. Ensuite, la Cour de cassation ajoute au fondement de l’article 1844-10, alinéa 2 que « toute clause statutaire contraire [est] réputée non écrite16 ». Enfin, elle tranche l’affaire au fond17 et annule la décision adoptée à une minorité de voix sur le fondement de l’article 1844-10, alinéa 3.
Une question néanmoins demeure sans réponse puisqu’elle n’était pas en débat devant les juridictions : si la clause qui détermine la majorité requise pour adopter des décisions collectives est réputée non écrite, quelle majorité devra y être substituée ?
L’arrêt est particulièrement intéressant pour deux raisons. La première tient à son apport au droit des sociétés en général et au régime de la SAS en particulier. Il s’agit ni plus ni moins que de la création d’un principe18 d’ordre public sociétaire19 : une « décision collective d’associés ne peut être tenue pour adoptée que si elle rassemble en sa faveur le plus grand nombre de voix ». La seconde raison concerne les sources du droit tant ce principe jurisprudentiel semble avoir été créé contre la lettre de l’article L. 227-6 donnant aux statuts pleine liberté pour déterminer les conditions d’adoption des décisions collectives en matière de sociétés par actions simplifiées. Mais au-delà d’une manifestation supplémentaire du pouvoir créateur de la Cour de cassation20, c’est la variété de ses modes de raisonnement que donnent à connaître tant la motivation de l’arrêt lui-même que le rapport de la conseillère ou encore l’avis de l’avocat général.
La présente note s’articulera autour de l’apport de l’arrêt en droit des sociétés en soulignant néanmoins les méthodes des juges dans la découverte de ce nouveau « principe majoritaire »21.
Or, l’apport de l’arrêt est double. Premièrement, il confirme l’existence d’un principe d’ordre public d’adoption des décisions collectives d’associés au minimum à la majorité relative des voix exprimées (I) ; deuxièmement, il précise les sanctions qui en découlent (II).
I – Un principe confirmé
Dans sa formulation issue de l’arrêt de 2022, le principe majoritaire d’ordre public a été discuté (A). Sa reformulation en assemblée plénière est de nature à assurer sa pérennité (B).
A – Un principe discuté
Le principe posé par la Cour de cassation en 2022 a été discuté pour plusieurs raisons : le silence des textes (1), les utilités reconnues aux clauses de décision minoritaires (2) et les défauts de rédaction de la décision du 19 janvier 2022 (3).
1 – Le silence des textes
Tout d’abord, une lecture exégétique des textes semble militer pour la validité des clauses de décision minoritaires et donc l’absence d’un principe général de décision majoritaire, notamment applicable aux SAS.
En effet, il s’avère qu’il n’existe aucun fondement textuel général et exprès condamnant le recours aux clauses statutaires de décision minoritaire stipulées dans une société par actions simplifiée. L’article 1836 du Code civil est même le seul, en droit commun, à prévoir une quotité de voix nécessaire pour adopter une décision collective d’associés : « Les statuts ne peuvent être modifiés, à défaut de clause contraire, que par accord unanime des associés ».
La plupart des types de sociétés connaissent des règles légales spéciales relatives aux quotités de voix nécessaires pour adopter des décisions collectives d’associés : ainsi de la société civile22, de la société en nom collectif23, de la société à responsabilité limitée24 ou encore de la société anonyme25.
Par ailleurs, au sein de ces dispositions, certaines ne sont que supplétives26 ; sont néanmoins impératives celles relatives aux sociétés à responsabilité limitée ainsi qu’aux sociétés anonymes.
Ainsi, la liberté statutaire dans la détermination de la quotité de voix nécessaire à l’adoption d’une décision d’associés apparaît comme importante. Cette impression est confirmée, singulièrement, pour les sociétés par actions simplifiées.
En effet, l’article L. 227-9 du Code de commerce dispose que ce sont les statuts qui déterminent la quotité de voix requise pour l’adoption des décisions collectives d’associés, et ce qu’elles relèvent statutairement ou légalement de leur compétence27. Or, non seulement l’article L. 227-9 n’apporte aucune limite à la fixation d’une majorité ou d’un seuil quelconque de voix pour l’adoption des décisions, mais plus encore le législateur semble s’être volontairement abstenu d’en poser une lors de l’adoption de la loi portant création de la SAS. En effet, la loi du 3 janvier 1994 a écarté la proposition issue du projet de loi initial selon laquelle les décisions auraient été adoptées en assemblée par les actionnaires statuant à « une majorité qui ne peut être inférieure à la majorité absolue des voix exprimées28 ». En outre, en matière de vote de décisions collectives d’associés, les règles de la SA ne sont pas applicables à la SAS sauf lorsque celle-ci recourt au financement participatif29.
Ceci explique qu’une partie importante de la doctrine ait un temps soutenu, quoique de manière nuancée, la licéité des clauses de décision minoritaire30.
2 – Les utilités des clauses de décision minoritaire
Ensuite, la prohibition des clauses de « décision minoritaire » a pu être contestée du fait de ses utilités pratiques. Ces clauses permettraient de dissocier pouvoir politique et détention du capital. Dans cette perspective, elle constitue un outil supplémentaire aux côtés de l’attribution d’actions à droits de vote multiples et de la clause de vote par tête. Des auteurs ont par exemple mis en évidence l’intérêt des clauses de décision minoritaire notamment pour inciter l’entrée au capital d’investisseurs minoritaires. De telles clauses pourraient leur garantir l’adoption de certaines décisions collectives d’associés qui leur seraient favorables. Une telle garantie pourrait être perçue comme une condition sine qua nonde leur participation, fût-elle minoritaire31. On a également pu mettre en avant l’intérêt des clauses de décision minoritaire « pour la nomination à un poste d’administrateur, permettant la présence des minoritaires au conseil32 ». Enfin, comme le rappelle l’ANSA, « un simple seuil (minoritaire en droits de vote) autorise la sortie de situations de blocage33 ».
3 – Les défauts de la décision du 19 janvier 2022
Enfin, la résistance de la cour d’appel de Paris en 2023 pourrait s’expliquer par les défauts de la motivation de l’arrêt rendu par la chambre commerciale en 2022.
Tout d’abord, le visa retenu par la Cour de cassation est l’article L. 227-9, alinéa 2. Or, si cette disposition tempère la liberté statutaire en matière de décisions collectives d’associés, c’est seulement pour dresser une liste de décisions qui doivent nécessairement relever de leur compétence. En revanche, en ce qui concerne les conditions de leur adoption, le texte renvoie à la liberté statutaire. Ainsi, l’assise textuelle de l’interdiction des clauses de décision minoritaire apparaissait fragile34.
Ensuite, le critère mis en évidence pour fulminer le recours à la clause de décision minoritaire serait son inaptitude à « instituer une règle d’adoption des résolutions soumises à l’examen collectif des associés qui permette de départager ses partisans et ses adversaires35 ». Selon les juges de la haute cour, tel « n’est pas le cas d’une clause statutaire stipulant qu’une résolution est adoptée lorsqu’une proportion d’associés représentant moins de la moitié des droits de vote présents ou représentés s’est exprimée en sa faveur, puisque les partisans et les adversaires de cette résolution peuvent simultanément remplir cette condition de seuil36 ».
Ce raisonnement semble justifié par une interprétation littérale de la clause litigieuse. Effectivement, « une majorité du tiers » apparaît au sens strict comme un non-sens : le tiers désigne une proportion par nature minoritaire. De plus, une telle règle permet que les partisans et les opposants, obtenant chacun le tiers de voix requises, prétendent tous deux imposer leur résolution.
Pourtant cet argument ne convainc pas. La clause peut s’interpréter comme posant une condition de seuil nécessaire à l’adoption d’une résolution. Il suffirait qu’un tiers des voix soit favorable à la résolution pour qu’elle soit considérée comme adoptée37. Pour ce faire, il est néanmoins nécessaire « de retenir une formule adéquate indiquant sans ambiguïté que telle résolution est adoptée dès lors qu’elle recueille un pourcentage déterminé de votes favorables (le tiers, 40 %, 45 %). L’essentiel étant en effet de comptabiliser les seuls votes‟pour”afin de spécifier que c’est à cette condition stricte que la délibération pourrait être considérée comme adoptée38 ».
C’est d’ailleurs la position retenue par la cour d’appel de Paris en 2023 : les conditions définies par la clause statutaire litigieuse « ne prévoient pas l’adoption des décisions collectives selon une règle de majorité, nonobstant le terme maladroitement emprunté, mais selon une condition de seuil, la résolution soumise au vote étant adoptée dès que le seuil du tiers des droits de vote des associés, présents ou représentés, est atteint. Une telle condition de seuil pour adopter une résolution ne peut pas être remplie simultanément par ses partisans et ses adversaires puisque l’article 17 des statuts ne prévoit pas de condition de rejet de la résolution39 ». Quoiqu’elle ne le précise pas, l’appréciation de la clause par la cour d’appel est légitime au regard de son pouvoir d’interprétation du contrat40 et de requalification41. Notamment, « lorsqu’une clause est susceptible de deux sens, celui qui lui confère un effet l’emporte sur celui qui ne lui en fait produire aucun ». Or en l’espèce, l’interprétation de l’article 17 comme imposant une « majorité d’un tiers » (sens littéral) n’emporte aucun effet puisqu’il ne permet pas de départager les partisans et les opposants d’une même résolution. En revanche, l’interprétation « du seuil d’un tiers » permet à la clause de produire un effet.
L’arrêt rendu le 15 novembre 2024 permet de lever la plupart de ces réserves.
B – Un principe reformulé
Tout l’intérêt de l’arrêt commenté réside dans l’affirmation d’un principe majoritaire d’ordre public (1), même s’il est nécessaire d’en clarifier les fondements (2).
1 – La formulation d’un principe majoritaire d’ordre public
a – Le point 10 de l’arrêt de 2024 formule un principe à portée générale.
« Une décision collective d’associés ne peut être tenue pour adoptée que si elle rassemble en sa faveur le plus grand nombre de voix ». La référence à la « majorité simple » de l’arrêt de 2022 est supprimée au profit d’une périphrase. Néanmoins dans les deux cas, c’est bien d’une majorité relative qu’il s’agit. Par ailleurs aujourd’hui comme hier, cette majorité relative est calculée par rapport au nombre de voix exprimées42, c’est-à-dire en écartant les abstentions, les votes blancs ou nuls. Cette solution libérale est favorable à la liberté contractuelle puisque « la base de calcul s’en trouve comme mécaniquement diminuée43 ».
Ce principe apparaît comme un principe d’ordre public dans la mesure où le point 12 de l’arrêt précise : « La liberté contractuelle qui régit la société par actions simplifiée ne peut s’exercer que dans le respect de la règle énoncée au paragraphe 10 ».
Le principe majoritaire apparaît comme une limite à la liberté contractuelle et statutaire. Il s’agit donc d’un enrichissement de l’ordre public sociétaire44 qui, loin d’être contenu tout entier dans la loi, ne se dévoile qu’au gré de la confrontation de l’ingéniosité de la pratique et de la sagesse des juges45.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une règle d’ordre public « absolu », mais à l’image de l’ordre public « social46 », elle connaît quelque souplesse, puisqu’il est possible d’y déroger in meliusen stipulant une majorité plus forte que la majorité relative.
b – La portée d’un principe majoritaire d’ordre public
Formellement, la portée du principe posé en 2024 est plus grande que dans celle de 2022.
En effet, en 2022, la portée de l’arrêt paraissait doublement limitée puisqu’il était rendu au visa de l’article L. 227-9, alinéa 2, du Code de commerce. Ainsi, le principe majoritaire jurisprudentiel semblait ne concerner que les sociétés par actions simplifiées47 et plus spécifiquement les décisions relevant, nécessairement, de la collectivité des associés.
À l’inverse l’arrêt de 2024 formule le principe majoritaire de manière très générale. En effet, l’attendu de principe n’est plus limité aux SAS48 et le visa de l’article 1844, alinéa 1er, rattache le principe au droit commun des sociétés. Le principe est donc élargi, non seulement à toutes les sociétés, à défaut de dispositions spéciales49, mais également à toutes les décisions collectives d’associés. Au cas spécifique des sociétés par actions simplifiées, cela signifie que le principe n’est pas cantonné aux décisions relevant obligatoirement de la compétence des associés, mais également à celles soumises à leur vote par l’effet des statuts50.
On en déduit donc que le principe s’applique notamment aux sociétés civiles ainsi qu’aux sociétés en nom collectif – et donc aux sociétés en participation51 – ou encore aux sociétés en commandite. La précision est bienvenue puisque la loi laisse la part belle à la liberté statutaire pour déterminer la quotité de vote nécessaire pour adopter une décision collective d’associés dans ces types sociétaires52.
Mais le principe majoritaire d’ordre public trouve-t-il à s’appliquer au-delà des groupements sociétaires au sens strict et notamment les associations ou les groupements d’intérêt économique ? L’interrogation est légitime puisque ces deux groupements jouissent d’une grande liberté statutaire quant aux conditions de majorité requises pour adopter des décisions d’« associés »53. Si l’on s’arrête à une lecture littérale de l’arrêt, alors ces groupements sont exclus du champ d’application du principe54. Toutefois, si l’on considère que le principe majoritaire est consubstantiel à la notion de décision collective, alors le principe peut alors trouver à s’appliquer dans tout groupement, quelle que soit sa nature.
C’est donc la question des fondements du principe majoritaire qu’il convient d’aborder.
2 – La clarification des fondements
On distingue deux grands modes de raisonnement en droit : le raisonnement analytique qui se manifeste principalement sous la forme du syllogisme judiciaire et le raisonnement dialectique55. Ici, le syllogisme judiciaire nous renseigne surtout sur la motivation formelle de la solution56. Pour comprendre la véritable raison de la solution, il faut se tourner vers le raisonnement dialectique porté par la doctrine et les rapports préparatoires au jugement57.
Si la motivation développée de l’arrêt de 2024 est, d’un point de vue formel, parfaitement claire et pédagogique (a), son fondement affiché n’apparaît néanmoins pas tout à fait convaincant. À la réflexion, le motif des motifs58 du principe majoritaire qui apparaît le plus pertinent réside dans l’argument conséquentialiste (b).
a – La justification formelle
Dans l’arrêt rendu le 15 novembre 2024, la Cour de cassation reformule le principe de prohibition des clauses de décision minoritaire. Dorénavant elle vise l’article 1844, alinéa 1er, du Code civil, véritable « couteau suisse du droit des sociétés59 », selon lequel tout associé a le droit de participer aux décisions collectives.
Ce faisant, la Cour de cassation semble dire en creux que la clause de décision minoritaire confine à la privation des majoritaires de leur droit de participer aux décisions collectives60. Cette interprétation n’est pas sans rappeler le sort réservé à la clause statutaire excluant les voix d’un associé dans le calcul de la majorité considérée comme constituant une privation du droit de vote61.
Toutefois, qualifier la clause de décision minoritaire de privation de droit de vote du majoritaire ne relève pas de l’évidence. Certes, la clause pose un seuil de voix permettant l’adoption d’une décision, même sans majorité. Mais, si le seuil n’est pas atteint, la décision n’est pas adoptée. Donc si le majoritaire a suffisamment de voix, il peut empêcher l’adoption de la décision. En aucun cas le majoritaire n’est privé de son droit de voter ni d’empêcher que son vote ne soit pris dans le calcul de la majorité.
On a également pu avancer que la notion de décision collective était indissociable du principe majoritaire. Pour le dire autrement, elle lui serait ontologiquement liée : cela relèverait de la nature des choses. Toutefois, le fondement de cet argument essentialiste varie selon les auteurs. Pour certains, le principe majoritaire puise sa source dans le contrat même de société et plus précisément dans les articles 1832 et 1833 du Code civil62. Socle de la société, la communauté d’intérêts des associés permettrait de comprendre le fondement de la loi de la majorité : « Les décisions du plus grand nombre ne peuvent préjudicier aux autres membres du groupe puisque les décideurs poursuivent la même fin que celle poursuivie par leurs associés. Aussi la volonté exprimée par la majorité est présumée, sous la réserve de l’abus, représenter la volonté de tous63 ». À l’inverse, la volonté exprimée par la minorité serait présumée représenter la volonté d’une partie et non du tout.
Pour d’autres auteurs, c’est la notion même de décision collective d’associés qui implique nécessairement que l’adoption de la résolution se fasse au moins à la majorité64.
Ces raisonnements apparaissent convaincants. Toutefois, résistent-ils à l’examen de situations particulières ? Les justifications demeurent-elles aussi solides dans les sociétés de personnes ou de capitaux, lorsque chaque associé détient une voix ou lorsqu’une voix est attribuée à chaque action ? Les justifications demeurent-elles aussi solides en présence d’une pluralité de minoritaires et d’un associé majoritaire à lui seul ? Pourquoi la clause de véto serait-elle valable si la clause de décision minoritaire ne l’est pas65 ?
b – La justification conséquentialiste
À la réflexion, aucun des arguments proprement juridiques n’apparaît absolument décisif. Pour le dire trivialement, on recenserait autant d’arguments au soutien du principe majoritaire d’ordre public, aspect institutionnel de la société, qu’au soutien de la licéité des clauses de décision minoritaires, manifestation de la liberté contractuelle de la SAS. Toutefois, le rapport de la conseillère Mme Grandjean se clôt sur des arguments extra-juridiques : « les conséquences pratiques », comme si l’argument conséquentialiste était l’argument qui ferait pencher de manière déterminante, quoique subsidiaire, les plateaux de la balance66. L’avis de l’avocat général corrobore cette impression67.
Une des méthodes classiques d’interprétation logique de la règle de droit68, le conséquentialisme est la « théorie qui pose que, pour déterminer si un agent a eu raison d’opérer tel choix particulier, il convient d’examiner les conséquences de cette décision, ses effets sur le monde69 ». Recourant à cette méthode, le juge ôte le bandeau cachant traditionnellement les yeux de la justice laquelle ne peut plus alors déclarer : dura lex, sed lex.
En l’espèce, les principales conséquences envisagées des clauses de décision minoritaire portent sur les risques de dysfonctionnement de la société70. Deux écueils, principalement, guettent la communauté des associés selon que le droit de mettre au vote des résolutions leur est largement ouvert ou non.
Si le droit de formuler une résolution n’est que l’apanage de l’organe de direction ou d’une minorité d’associés alors le risque d’abus est grand71. En effet, la clause de seuil n’est efficace qu’à la condition que la formulation de la question posée soit fermée. Ainsi, la personne qui formule la résolution voit son influence considérablement grandir.
À l’inverse, si le droit de formuler une résolution est largement ouvert à tous les associés, alors le risque réside dans la démultiplication de résolutions contradictoires72. Si tant les minoritaires que les majoritaires ont une quotité de droits de vote suffisante pour faire adopter systématiquement la résolution, le risque de paralysie de l’organe de délibération des associés est réel73. La « loi minoritaire » n’est pas apte à asseoir des décisions pérennes. En effet, les décisions adoptées par une minorité de voix peuvent être remises en cause selon la manière dont la question mise au vote est formulée. Un exemple simple permet de s’en convaincre. Scrutin du 1er janvier : « Faut-il réaliser une augmentation de capital » ? Oui à 30 % ; non à 70 % : le bloc minoritaire l’emporte. Scrutin du 5 janvier : « Faut-il revenir sur l’augmentation de capital décidée à la dernière délibération » ? Oui à 70 % ; non à 30 %. Le bloc majoritaire l’emporte.
En somme, le risque n’est pas tant comme l’affirme la Cour de cassation qu’il ne soit pas possible, au sens strict, de départager les partisans du oui et du non lors d’un vote, mais que le résultat du vote ne dépende que de la formulation de la question74 ! Cet argument conséquentialiste n’est pas sans rappeler celui qui a motivé l’érosion du principe d’unanimité et sa substitution progressive, quoique partielle, par le principe majoritaire. Plus précisément, l’argument clé est celui de l’efficacité du fonctionnement du groupement sociétaire : éviter à tout prix la paralysie de ses organes.
À n’en pas douter, d’un point de vue théorique, c’est la notion d’intérêt social qui apparaît la plus pertinente pour fonder le caractère d’ordre public du principe majoritaire. Néanmoins, deux raisons auraient pu avoir dissuadé la Cour de cassation d’y recourir. Premièrement, tant que la réforme des nullités sociétaires n’est pas entrée en vigueur75, le système français des nullités sociétaires est un système de nullités textuelles. Or, jusqu’à l’adoption de la loi PACTE76– non applicable au litige d’un point de vue temporel – la notion d’intérêt social n’était pas inscrite dans les textes. Elle ne peut donc fonder à elle seule la nullité d’une délibération collective d’associés. Deuxièmement, la loi PACTEa certes conduit à la consécration légale de l’intérêt social à l’alinéa 2 de l’article 1833, toutefois l’article 1844-10, in fine empêche de se fonder sur sa violation pour annuler une délibération sociale.
Quoi qu’il en soit, la politique jurisprudentielle de la Cour de cassation est claire et bienvenue : préserver l’efficacité du fonctionnement de l’organisation sociétaire.
Reste à déterminer les sanctions appropriées du principe d’ordre public de décision majoritaire.
II – Des sanctions précisées
Contrairement à la décision de 2022, le présent arrêt précise certaines des sanctions applicables à la clause de décision minoritaire (A). Toutefois, le silence gardé sur la majorité applicable aux décisions collectives d’associés dans le silence de la loi et des statuts invite à formuler des propositions. Notamment, le principe de l’adoption des décisions collectives d’associés au minimum à la majorité relative des voix exprimées pourrait être qualifié de complétif (B).
A – L’affirmation des sanctions
Un des apports notables de l’arrêt consiste dans l’affirmation de sanctions efficaces des clauses de décisions minoritaires malgré un régime des nullités sociétaires particulièrement complexe. En effet, ce régime de nullité textuelle est en partie délimité par les articles 1844-10 du Code civil et L. 235-1 du Code de commerce. Ce dernier texte n’est d’aucun secours en l’espèce puisque la règle violée est tirée du droit commun des sociétés.
La Cour de cassation précise tant la sanction de la clause illicite (1) que de la décision adoptée sur son fondement (2).
1 – Le réputé non écrit de la clause de décision minoritaire
Tout l’intérêt d’avoir fondé l’illicéité de la clause de décision minoritaire sur l’article 1844, alinéa 1er, du Code civil est de pouvoir appliquer les sanctions de l’article 1844-10, alinéa 2e : « Toute clause statutaire contraire à une disposition impérative du présent titre [ce qui inclut l’article 1844] dont la violation n’est pas sanctionnée par la nullité de la société, est réputée non écrite ».
Mesure de correction de l’acte juridique, le réputé non écrit évite son anéantissement. L’acte est maintenu dans sa partie valable, expurgé de ses éléments illicites77. La clause de décision minoritaire est réputée non écrite par application de l’article 1844-10, alinéa 2. Cette sanction est permise grâce au fondement de l’illicéité de la clause : l’article 1844, alinéa 1er, du Code civil78.
2 – L’annulation de la décision minoritaire
Quant à la sanction de la décision adoptée sur le fondement de la clause illicite, en l’espèce l’augmentation de capital votée à une minorité de voix, elle est nulle sur le fondement de l’article 1844-10, alinéa 3. En effet, ce dernier permet d’annuler toute délibération adoptée en violation « du présent titre » à savoir les règles impératives issues du droit commun des sociétés79. Or, l’article 1844, alinéa 1er, du Code civil attribue aux associés un droit d’ordre public de participer aux décisions collectives. Reste à trancher deux questions. L’une, classique, concerne la qualité à agir, l’autre, qui a connu un rebond récent, concerne la nature de la nullité : de droit ou facultative.
Concernant la qualité à agir, en l’état de la jurisprudence, il semble que tout associé ait qualité à agir en contestation de la délibération adoptée en violation de l’article 1844, alinéa 1er80.
Concernant la nature de la nullité, la Cour de cassation semble préciser qu’il s’agit d’une nullité facultative81. Les juges confirment donc une jurisprudence récente, étendant à des situations où elles n’étaient pas prévues par la loi, singulièrement quand était en jeu la violation de l’article 1844 du Code civil, la nature de nullité facultative82. Par ailleurs, l’ordonnance de réforme du régime des nullités en droit des sociétés, adoptée le 12 mars 2025, consacre la généralisation de la sanction de la nullité facultative des décisions sociales83.
Une question de taille demeure néanmoins en suspens : si la clause qui détermine la majorité requise pour adopter des décisions collectives d’associés est réputée non écrite, quelle majorité lui substituer ?
B – La proposition d’un principe complétif
En théorie, l’articulation du droit commun et du droit spécial s’organise autour de deux principes : lorsque leur application cumulée à une même situation juridique est incompatible, la règle spéciale seule doit être appliquée et écarte le droit commun ; en revanche, dans le silence de la règle spéciale, le droit commun s’applique, palliant ainsi le silence de la première. Cela accrédite la thèse d’un système juridique complet. Toutefois, en pratique, à la carence du droit spécial de la SAS, et l’inapplicabilité du droit de la SA, s’ajoute le vide du droit commun au sujet de la règle de majorité requise pour l’adoption d’une décision collective d’associés. Une lacune juridique est ainsi révélée.
Aussi, dans le silence des statuts de SAS, ab initioou à la suite de la sanction du réputé non écrit de la clause de décision minoritaire, le droit écrit n’offre aucune solution pour déterminer la règle de majorité applicable. Seul l’article 1836 du Code civil dispose, de manière supplétive, que les statuts ne peuvent être modifiés que par accord unanime des associés. Mais il est probable qu’une grande tension entoure ce vote selon le niveau de la majorité proposé. Toujours est-il que le refus obstiné des minoritaires d’adopter la clause de définition de la majorité pourrait caractériser un abus de minorité. À titre de sanction, les majoritaires pourraient demander la nomination en justice d’un mandataire « aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social, mais ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires84 ».
Ainsi, a priori, la décision de réputer non écrite la clause de décision minoritaire risque d’entraîner si ce n’est la paralysie, du moins l’inertie, des prises de décisions par les associés tant que les statuts n’ont pas été modifiés.
Est-ce à dire que la Cour de cassation a été myope dans son argumentation conséquentialiste ? L’écueil n’est en effet envisagé ni par la formation de jugement ni par le rapporteur ni l’avocat général. En réalité, il n’est possible de remédier au problème qu’en avançant des propositions.
Première proposition, le principe posé par la Cour de cassation devrait être interprété comme un principe de droit commun dont il faudrait préciser la nature et la portée. Le principe majoritaire ne serait pas seulement prohibitif : interdiction des clauses de décision minoritaires. Il serait également dispositif85 : dans le silence des statuts et de la loi, les décisions collectives d’associés sont adoptées à la majorité relative des voix exprimées.
Quant à sa portée, le principe pourrait être écarté, soit par une disposition de droit spécial, soit par une clause des statuts, mais uniquement en exigeant une majorité plus forte. Ainsi, le principe de majorité relative minimum assurerait une fonction complétive dans le silence de la loi et le silence des statuts. Il faudrait toutefois le combiner avec l’article 1836 du Code civil. Si la décision est modificative des statuts, l’unanimité serait requise ; dans le cas contraire, la simple majorité relative serait requise.
Une ultime question demeure : comment sont attribués les droits de vote pour le calcul de cette majorité : par tête ou par action ? Une seconde proposition s’avère nécessaire : la société par actions simplifiée étant une société de capitaux, il serait pertinent que, dans le silence des statuts, la majorité s’entende en capital86, malgré la mise à l’écart de l’article L. 225-122, I, du Code de commerce par l’article L. 227-1, alinéa 3, du même code.
Ces dernières conjectures mettent en évidence tout le paradoxe de la société par actions simplifiée. Dans la volonté de proposer une structure sociétaire souple inspirée par la liberté statutaire, le législateur a affranchi la société par actions simplifiée de la majeure partie de la réglementation impérative de sa grande sœur la société anonyme87. Mais il semblerait qu’une confusion ait été opérée entre grande liberté statutaire et absence de dispositions complétives pour en combler les carences. En effet, l’analyse économique du droit la plus élémentaire postule que les parties ne peuvent pas « tout prévoir dans le contrat ; le contrat est par essence incomplet »88. Ainsi, même les rédacteurs d’actes les plus expérimentés ne peuvent pas rédiger de statuts de SAS dépourvus de toute lacune. Par ailleurs, le succès quantitatif de la SAS est tel qu’il y a tout lieu de craindre qu’elles soient également massivement utilisées par des associés profanes et/ou mal conseillés89.
En conclusion, l’apport de l’arrêt est indéniable. La Cour de cassation pose le principe d’ordre public d’adoption des décisions collectives d’associés au minimum à une majorité relative des voix exprimées. Dans sa fonction prohibitive, la règle concerne toutes les sociétés. Les décisions contraires doivent être annulées ; les clauses statutaires contraires doivent être réputées non écrites.
Toutefois une dernière question restait en suspens : quelle majorité appliquer aux décisions collectives d’associés dans le silence conjoint des statuts et de la loi ? Si la décision est modificative des statuts, l’article 1836 requiert l’unanimité. Mais pour les décisions non modificatives des statuts, on pourrait également imaginer que le principe prétorien posé par l’arrêt ait une vocation complétive. Ainsi, dans le silence des statuts, les décisions non modificatives des statuts pourraient être adoptées à la majorité relative des voix exprimées.
Ces propositions nécessitent de procéder à une lecture constructive de l’arrêt. À l’heure où la Cour de cassation assume sa fonction de source « formelle » du droit90, on eût pu craindre que la doctrine doive se muer en exégète de la jurisprudence. Il n’en est rien. De même que la loi ne répond pas à toutes les questions de la pratique, les arrêts, fussent-ils de grands arrêts, ne posent que des principes et ne peuvent dérouler des régimes juridiques étoffés. Les arrêtistes ont ainsi tout le loisir, voire le devoir, d’appliquer les préceptes de Gény, la « libre recherche scientifique », aux décisions qu’ils commentent.
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